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L'Histoire n'est qu'une histoire à dormir debout
11 septembre 2007

Les castrats


Farinelli - Händel -Lascia ch'io pianga
Vidéo envoyée par Quarouble

Lascia ch'io pianga de Haendel, extrait du film Farinelli (1994) pour illustrer l'article sur les Castrats.

Le castrat est la figure par excellence de la musique baroque et du bel canto[1]. Il fascine aujourd’hui, et peut-être encore plus qu’au XVIIe et XVIIIe siècles. La raison en est simple : malgré les multiples prouesses informatiques effectuées à l’occasion du tournage du film Farinelli, en 1994, le médiocre enregistrement sur cylindre de cire du dernier castrat occidental, Alessandro Moreschi (1858-1922), et les personnalités lyriques actuelles qui tendent à une telle performance, rien ne nous permet désormais de nous délecter des sons extraordinaires qui émanent de sa gorge. En outre, cette personnalité hors du commun nous attire parce qu’elle nous apparait inhumaine, car privée de ce qui fait la virilité masculine, et surhumaine en raison de son timbre de voix unique, pouvant rivaliser de puissance avec une petite trompette. Le castrat est, à nos yeux, auréolé du mystère que lui procure sa condition presque tératologique. D’ailleurs, ne nous laissons pas aveugler par l’image laissée par le film de Gérard Corbiau : celle d’un castrat magnifique incarné par Stefano Dionisi. La castration enraye la croissance, et l'"homme" en conserve des séquelles : outre le son de sa voix, il est véritablement difforme. Ses membres sont grêles, sa peau imberbe et semblable à celle d’une femme. En revanche, sa taille est haute et sa cage thoracique masculine. Son physique est donc résolument disproportionné. Mais il envoûte tant son auditoire que celui-ci en oublie son physique ingrat, souvent atteint d’obésité, pour s’imaginer une créature divine.

Nous aboutissons donc à une question délicate : les castrats sont-ils des monstres ou des créatures divines ?

[1]Le bel canto est l’art du chant lyrique et de la recherche d’une grande virtuosité vocale.


La castration n’est certainement pas née au XVIIe siècle, ni même en Italie, d’où proviennent l’essentiel des grands castrats baroques : elle était pratiquée depuis des siècles dans les civilisations asiatiques ou orientales. Mais pour comprendre sa pratique en Occident, il est indispensable de se référer aux Saintes Ecritures : dans un passage de la première Epître de Saint Paul aux Corinthiens, il est clairement dit : « Que vos femmes se taisent dans les assemblées. » Le message étant on ne peut plus limpide, les femmes sont, dès le Moyen Age, interdites de séjour dans le chœur des églises, et les messes chantées sont le fait des hommes seulement. Mais cela n’est pas sans poser problème pour chanter les registres aigus, très en vogue à l’époque. En effet, alors qu’au XVIe siècle l’Eglise est secouée par la réforme, les chanteurs eunuques venus de lointaines contrées captivent les auditoires des églises, attirés là par leur performance : au départ donc, la castration n’a pas pour aboutissement les planches des opéras, mais bien les dalles froides des églises, et c’est le pape Clément VIII (1592-1605) qui autorise cette pratique afin de créer des voix angéliques pour honorer la gloire divine. D’un point de vue pratique, la castration consiste à enlever les testicules avant la puberté afin d’empêcher la sécrétion de testostérones et de priver l’individu de toute capacité de reproduction. La mue est ainsi bloquée, et le larynx, au lieu de s’allonger pour donner une voix plus grave, ne bouge plus. Le castrat a ainsi la voix cristalline d’un enfant, conjuguée à l’important volume de la cage thoracique masculine : Farinelli, de son vrai nom Carlo Broschi, (1705-1782), pouvait parcourir trois octaves avec la même puissance. Mais la formation d’un castrat est un travail difficile : théorie, pratique, gestuelle, art dramatique, culture antique et littérature sont au programme de leur éducation. Outre leur don, ces musici sont aussi, pour certains, de fins lettrés. C’est la ville de Naples qui s’est le plus clairement affichée comme centre de formation de castrats, avec quatre conservatoires : Sant'Onofrio, La Piétà dei Turchini, Santa Maria di Loreto et Li Poveri di Gesù Cristo. Etre castrat est devenu l’objectif de nombreux jeunes garçons, encouragés par leur famille, et chacun rêve d’être sous la responsabilité du célèbre Nicolo Propora. Mais la parfaite maîtrise de l’art, et la réussite de ces études restent excessivement rares et exceptionnelles : sur 4000 jeunes garçons émasculés par an à Naples au XVIIIe siècle, combien ont obtenu le succès fou d’un Cafarelli ? L’inverse est également valable : combien ont fini leur vie inconnus et plein de regrets, ne pouvant réparer l’irréversible ?

Les castrats connaissent leur heure de gloire lorsque le succès de la musique baroque est à son paroxysme : dans le baroque, tout est dans le mouvement, dans l’abandon de la ligne droite comme l’indique son nom barrocco, qui désigne une perle aux contours irréguliers. Style musical savant et sophistiqué, le baroque est fait de contrastes entre des notes tenues et courtes, graves et aigues. Tout dans le baroque se caractérise par la diversité, les contradictions et les différences : l’homme baroque lui-même recherche le dépassement des antithèses, et quelle personne mieux que le castrat peut permettre le dépassement de la distinction homme-femme ? Le succès, les castrats l’obtiennent dès le XVIIe siècle, comme le montre la gloire rapidement obtenue d’Alessandro Scarlatti vers 1680 et les opéras écrits pour eux tels que Le couronnement de Poppée de Monteverdi, et la Clémence de Titus de Mozart. Appesantissons-nous un instant sur un des grands compositeurs de l’époque, sinon le plus grand, Haendel (1685-1759) : lorsqu’il compose, les castrats sont au fait de leur gloire, les grands noms de l’époque sont Giuseppe Appiani ou encore Felice Salimbeni, très admiré par Casanova. Haendel crée des partitions spécialement pour certains castrats, comme le rôle de Didymus dans son Théodora pour Guadagni, ou encore l’opéra Bérénice pour Il Gizzielo. Mais une place de choix doit revenir à la relation entre Haendel et Farinelli : ce dernier a suivi les leçons de Porpora à Naples et sème une tempête d’admiration une fois arrivé à Londres en 1734. Mais là, le castrat refuse de chanter pour Haendel, qui ne cesse pourtant de lui faire des propositions alléchantes : Farinelli se produit même dans un théâtre rival à celui d’Haendel, provoquant la faillite de celui-ci. Le succès, les castrats ne l’obtiennent pas seulement auprès des compositeurs : ils sont véritablement adulés, leur voix pénètre avec une acuité jamais connue l’ouïe la plus délicate et la plus exigeante. Mais c’est surtout auprès des femmes que les castrats trouvent leur plus grand auditoire : celles-ci les auréolent de fantasmes, et l’eunuque privé de sa semence dangereuse devient l’objet privilégié du désir féminin. Ils sont invités dans toutes les grandes villes, les grands théâtres et les grandes cours, comme Farinelli en Espagne sous le règne de Philippe V. Mais s’ils peuvent remporter des succès exceptionnels, les castrats sont aussi la risée de certains, ce qui n’est guère de bonne augure pour leur avenir.

Les castrats, donc, ne font pas non plus l’unanimité. Les Anglais, par exemple, sont très fréquemment hermétiques à l’émotion transmise par ces personnages asexués, autant en raison du répertoire italien qu’ils produisent que de leur timbre de voix. Dans la seconde moitié du XVIIIe siècle, la dénonciation de la pratique de la castration devient plus fréquente : les termes péjoratifs sont de plus en plus usités afin de désigner les castrats (Castrone, i.e. gros castré ; Coglione, i.e. couillon…), et pour Jean Le Cerf de la Viéville, "Les voix perçantes des Castrats finissant par irriter et blesser l'oreille, et des chanteurs sont rapidement bien laids, bien ridés, vieux et fanés de bonne heure." Les castrats sont donc aussi l’objet de commentaires ironiques et hostiles qui les maintiennent, quoi qu’il arrive, à la marge de la société, malgré l’adoration dont ils sont les objets.

Si les castrats sont victimes de ce paradoxe dans la société, ils le sont aussi dans l’Eglise. Sollicités d’abord par cette dernière, la castration viole pourtant toutes les lois de la religion catholique, puisque la théologie affirme que nous ne sommes par propriétaires de notre corps, mais gardien de ce que Dieu nous a donné. L'Eglise, nous l’avons vu, gagne considérablement grâce à cette pratique. D’abord, très souvent, les chanteurs castrés sont voués à la vie ecclésiale, puisque leur émasculation est des plus bénéfiques en cas de tentation – l’éthique religieuse luttant pour prévenir les relations sexuelles hors mariage. En outre, ces chanteurs de qualités dans les églises garantissent une plus grande assiduité des fidèles, et donnent une grandeur incomparable à l’Eglise. Si effectivement, au début, l’Eglise fermait les yeux puisque les émasculations sont souvent justifiées par des causes accidentelles ou d’ordre médical - une des motivations les plus en vogue est la morsure de cygne ou d'une bête sauvage. Farinelli, lui, se justifia par une chute de cheval - rapidement le nombre de castrés augmente considérablement, ce que l’Eglise ne peut tolérer. Nombreux sont les mécènes qui prennent en charge de jeunes chanteurs, les castrent et les font travailler à un rythme effréné. Mais dans les rangs des religieux, les avis sur les castrats divergent : grâce à l'influence de Papes passionnés d'opéras tels Urbains VIII Barberini et Clément IX Rospigliosi, certains chanteurs de chapelle castrats sont autorisés, vers la moitié du XVIIème siècle, à apparaître dans des opéras. Plus tard, cette façon d'agir est désapprouvée par des papes plus rigoureux, notamment Clément XIV qui, à la fin du XVIIIe siècle, interdit la castration, et condamne ainsi l'existence des castrats.

Après l’interdiction énoncée par le pape Clément XIV, les castrats disparaissent progressivement, même si nous en connaissons jusqu’en 1922, notamment Alessandro Moreschi. Aujourd’hui, en l’absence de castrats, le répertoire destiné à ce genre de voix est chanté par des contre-ténors ou mezzo-soprano à la voix agile et étendue. Ce qui est certain, c’est qu’ils continuent de nous fasciner : le prouve la dernière exhumation des restes de Farinelli, enterré au cimetière de Bologne, afin d’obtenir des informations sur l’origine de sa voix extraordinaire, notamment la circonférence de sa cage thoracique et la taille de sa bouche. Mais notre fascination a des origines bien plus profondes qu’une quelconque admiration de leur performance vocales : à nos yeux, ils ne sont ni homme ni femme, ils ont une voix de femme dans un corps d'homme, sont l’union du masculin et du féminin, donc la plénitude retrouvée.

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Commentaires
D
C'est tout à fait bon à savoir Tiphaine. Ne m'y connaissant personnellement pas du tout en matière de castrats (les recherches afin de rédiger cet article m'ont permis de faire de multiples découvertes) je suis bien contente de savoir qu'il ne faut pas se fier au film de Corbiau. C'est vrai qu'il est esthétiquement beau et qu'on peut avoir envie d'y croire ! <br /> Merci d'avoir mis le lien, nous allons tous pouvoir nous documenter un peu plus fidèlement !
T
http://fr.wikipedia.org/wiki/Farinelli<br /> <br /> ...Très beau portrait en buste de Farinelli,<br /> et précisions concernant le film...<br /> <br /> Bonne découverte !
T
Bonjour !<br /> <br /> J'apporte ma petite contribution. Personnellement je ne conseille vraiment pas du tout le film de Corbiau, vision moderne assez grotesque du phénomène des castrats, très éloigné de la réalité malgré un décorum qui peut paraître séduisant au premier abord. Je rejoins sur ce point Dominique Fernandez (qui exècre ce film...). Les scènes d'opéra, par exemple, ne sont absolument pas crédibles. Farinelli n'est entouré d'aucun autre chanteurs comme s'il était toujours seul à chanter l'opéra entier ! Même si le castrat figurait souvent la "star", l'attraction principale de ce genre de représentation, c'est quand même un peu gros.<br /> Ce film n'a quasiment rien à voir avec Farinelli, et ne rend pas du tout compte de sa vie en fait. Lisez plutôt sa biographie par Patrick Barbier, un spécialiste comme D. Fernandez, ainsi que les autres ouvrages qu'il a consacré aux castrats et à la société musicale de l'époque ("La maison des Italiens", je crois).<br /> Ca vaut mille fois mieux que le film !
D
Mille excuses, il s'agit de Porporino, et pas Poporino...
D
Effectivement Eolie, je n'ai pas pensé à mentionner ce livre dans mon article. Pour les autres lecteurs qui voudraient en savoir plus, Poporino est le personnage d'une fiction de Dominique Hernandez. Il s'agit d'un élève de l'école des castrats de Naples. Cet ouvrage a reçu le prix Médicis en 1974, il est donc très conseillé. Ne l'ayant pas lu, je vais me pencher sur la question ! Merci Eolie pour cette suggestion qui va me faire passer des heures de lecture délicieuses !
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