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L'Histoire n'est qu'une histoire à dormir debout
25 août 2007

Les esclaves en Grèce au Ve siècle

esclave

L’esclavage, propriété et exploitation d’un individu au titre d’objet cessible et négociable, est considéré aujourd’hui en France comme un crime contre l’humanité. Afin de traiter ce sujet, il nous est donc indispensable de quitter notre époque actuelle et nos préjugés contemporains afin de comprendre la nature de cette pratique dans le monde grec du Ve siècle. En effet, l’esclavage en Grèce antique, et plus particulièrement dans la cité d’Athènes, soulève de multiples débats dans les rangs des historiens, et nous apparaît comme ne pouvant aller de pair avec ce que nous considérons comme le berceau de notre démocratie. Pourtant, afin d’étudier la question, il nous faut nous « mettre dans la peau d’un Grec » comme le dit Jean-Pierre Vernant dans L’Homme grec.

Afin d’envisager la condition d’esclave dans le monde hellénistique de l’âge classique, il suffit de puiser ses sources dans les écrits des grands intellectuels de l’époque. Ces derniers mentionnent couramment les esclaves, ce qui dénote la banalité de cette pratique. Citons Aristophane dans le Ploutos qui dépeint les paysans pauvres comme propriétaires de plusieurs esclaves, citons encore Thucydide qui considère dans la Guerre du Péloponnèse que l’île de Chios compte, proportionnellement à sa population, le plus grand nombre d’esclaves de toute la Grèce. Citons enfin Xénophon qui, dans l’Economique, rapporte la discussion de Socrate avec Critobule, ce dernier y affirmant que les ennemis sont un bien pour qui sait les rendre utiles. Cependant, une limite à ces multiples sources apparaît d’évidence : si les esclaves sont souvent mentionnés, aucun auteur ne s’attarde spécifiquement sur le sujet, il s’agit donc d’une documentation disparate et fragmentaire. En revanche, tous s’accordent pour entendre par esclavage la possession d’un corps identifié à une force de travail. Ce fait majeur oppose irrémédiablement les esclaves aux hommes libres, fussent-ils de misérables thètes. Mais le terme n’est pas exempt de complexité : il est l’objet d’une définition binaire  - l’esclave est soit esclave marchandise, soit membre d’un groupe indépendant voué à l’esclavage – et d’une terminologie plurielle. L’esclave  est le sôma ou corps, donc une chose ; le andrapodon qui désigne un homme-butin de guerre ; le doûlos en tant qu’opposé au citoyen libre, le politès ; ou enfin, le barbaros ou étranger qui s’oppose au Grec.

Ainsi, la terminologie porte à croire que le citoyen libre grec s’oppose à l’esclave étranger dans la Grèce classique. Pourtant, les esclaves ne seraient-ils pas étroitement liés à cette liberté typiquement grecque du citoyen ? Ne peut-on pas considérer l’esclave en Grèce, même s’il est barbare, comme un garant de ce qui fait l’un des piliers de l’identité grecque classique : la citoyenneté ?

Il s’agira d’abord de montrer que les esclaves permettent une affirmation identitaire de la cité et que l’esclavage en est un moyen structurant ; nous verrons ensuite que les esclaves sont des êtres liés à la personne du citoyen et qu’ils sont indispensables à sa citoyenneté ; enfin, nous nous interrogerons sur l’émancipation des esclaves dans le cadre de la cité grecque.

Nous utiliserons comme illustrations essentielles les esclave-marchandises d’Athènes et les paysans dépendants de Sparte, car l’analyse est facilitée par une meilleure connaissance historique de ces cités. Il ne faut cependant pas oublier que l’ensemble des cités grecques s’adonnait à l’esclavage : les Thessaliens par exemple exploitaient les pénestes dont le statut était comparable à celui des hilotes, il y avait aussi les gymnètes d’Argos etc. Cependant, nos connaissances au sujet de la main-d’œuvre servile des autres cités sont trop hypothétiques pour y fonder un véritable raisonnement.

1. Les esclaves permettent une affirmation identitaire de la cité grecque

1.1. Des esclaves barbares, des citoyens grecs ?

A l’époque classique qui nous intéresse, le terme barbare, qui signifie étranger en grec, servait à désigner l’esclave[1]. Cette barbarisation des esclaves qui ne parlent pas le grec, qui sont issus d’un monde politiquement et culturellement autre, s’est tout particulièrement construite dans la tragédie comme l’antithèse du monde des cités, et plus particulièrement de la cité d’Athènes. Elle accentuait le rejet et naturalisait la subordination comme le montre les dires du poète tragique Euripide (480-405), qui annoncait dans Hélène que tous les Perses étaient esclaves sauf un : le Grand Roi. A l’opposé, Eschyle valorisait les Grecs dans Les Perses, en les considérant comme n’étant ni esclaves, ni sujets de personne. L’opposition apparaît nettement : le Perse, l’étranger, est un esclave et pouvait être, en conséquence, voué à l’esclavage. Cette confusion entre esclave et étranger a, en outre, été largement influencée par la provenance des esclaves : le plus souvent, ces derniers étaient des Thraces et des Scythes vendus sur des marchés prévus à cet effet. L’esclave est donc bel et bien un barbare.

Mais cette synonymie apparaît de plus en plus comme un amalgame lorsque l’on s’interroge sur les autres filières d’approvisionnement en esclaves : en effet, les esclaves pouvaient être achetés à Ephèse par exemple (l’un des hauts lieus du commerce esclavagiste) après avoir été vendus par leurs congénères barbares aux marchands d’esclaves grecs[2]. Mais les prisonniers de guerre pouvaient eux aussi être réduits en esclavage comme les 20 000 prisonniers après la bataille de l’Eurymédon. La « grécité » des individus selon le terme d’Hérodote ne gênait semble-t-il pas les asservissements, celui des membres de la ligue de Délos à l’arche athénien en étaient le meilleur exemple. C’est le cas des habitants de Skyros, réduits en esclavage en 476. En outre, la piraterie était aussi un grand fournisseur d’esclaves et ces derniers, souvent hauts personnages grecs enlevés en échange d’une rançon, étaient revendus en tant qu’esclaves si cette rançon n’était pas payée. Or, l’achat dépossède l’esclave de son statut antérieur : s’il était citoyen grec, il perdait donc cette qualité.

Le rapprochement entre esclave et barbare apparaît donc comme un abus de langage s’il est généralisé : pour l’opinion publique grecque, les hilotes étaient des Grecs, et non des Barbares[3]. Il semble que cela ait pourtant largement servi à renforcer une identité de la cité comme totalement grecque, ou en tout cas à affirmer l’appartenance du citoyen libre à la Grèce, par opposition à l’étranger esclave. Ainsi, à sa manière, l’esclave structure la cité, permet l’affirmation de son identité.

1.2. L’esclave comme permettant la structuration de la cité

L’esclave apparaissait, par son rôle d’exclu, comme un moyen de structurer la cité. Il était à l’écart de toute la vie de la polis, mais c’était cette mise à l’écart qui permettait la valorisation de ceux qui y participaient. L’esclave ne pouvait avoir recours à une autorité légale, ne pouvait pénétrer dans les lieux publics majeurs comme les palestres (lieux où se pratiquait la lutte) pour les hommes, les sanctuaires de Déméter pour les femmes. A ces interdictions venaient s’articuler d’autres formes de régulation sociale et spatiale : l’hérôon de Thésée était institué comme lieu officiel d’asile pour les esclaves fugitifs. La protection du héros poliade est le signe visible de l’accentuation du contrôle de la cité d’Athènes sur la population servile. La cité pouvait aussi commander les esclaves, notamment ceux qui travaillaient dans les mines argentifères du Laurion (ils étaient loués par la cité à leur propriétaire), ou encore ceux qui travaillaient spécifiquement pour la collectivité, l’esclave public ou dèmosios.

Les esclaves étaient intégrés dans la hiérarchie de la cité : c’était vrai à Athènes où ils se trouvaient au bas de la pyramide sociale, avec les étrangers et les femmes ; c’était aussi vrai à Sparte, société extrêmement stratifiée où les hilotes étaient dominés par les Homoioi. Il est intéressant d’estimer le nombre d’esclaves à Athènes et d’hilotes à Sparte : à Athènes, il y aurait eu environ 150 000 esclaves contre 50 000 citoyens. A Sparte, selon Hérodote, les hilotes étaient sept fois plus nombreux que les citoyens. Cette supériorité numérique explique les manœuvres grecques afin de faire intérioriser aux esclaves leur infériorité de nature. Donnons un exemple de ces manœuvres : les coups de fouets donnés par chaque propriétaire spartiate, tous les ans et à chacun de ses esclaves. Cette affirmation structurelle et hiérarchique correspondait presque à une question de survie.

S’il était à l’écart de la vie politique, religieuse et civique, l’esclave faisait tout de même l’objet d’une législation : à Athènes, tout maître qui maltraitait trop son esclave pouvait être porté devant les tribunaux par un autre citoyen. En outre, le Ve siècle a vu se pérenniser la loi de Dracon qui sanctionnait l’homicide d’esclaves. Ne nous laissons pas aveugler par un possible humanisme athénien : l’esclave était protégé en tant que corps animé simplement parce que l’abîmer aurait nui à son propriétaire, ou parce qu’un excès de violence de la part de ce dernier aurait signifié l’expression de l’hybris. Ainsi, ce genre de législation ne dotait pas l’esclave d’un véritable statut le protégeant, mais garantissait aux propriétaires un dédommagement après la perte d’un bien. L’esclave était donc une propriété du citoyen.

2. Les esclaves étroitement liés au citoyen

2.1. L’esclave propriété du citoyen

La possession d’esclaves n’était pas le privilège des grands domaines qui, dans l’Athènes du Ve siècle par exemple, demeuraient assez rares. La majorité des propriétés faisaient 4 à 5 ha et leur faible productivité en l’absence d’innovations technologiques était compensée par l’intensification du travail de la terre grâce à la main-d’œuvre servile. L’esclave, même hilote, n’était cependant pas que paysan : il s’agissait d’une main-d’œuvre polyvalente. Il est donc difficile de distinguer les esclaves producteurs et les esclaves serviteurs. L’hilote pouvait par exemple travailler au champ, puis servir un jeune spartiate pendant son agogê. L’esclave athénien, lui, pouvait être public, privé, ou loué pour travailler dans les mines.

L’esclave était totalement dépendant de son maître (kurios) : en gardant l’exemple des hilotes, ces derniers travaillaient le kléros (terre) du propriétaire qui leur redistribuait ensuite une rente assurant la survie non seulement du couple mais de toute la famille hilote. L’existence sociale de l’esclave était réduite au lien exclusif qu’il entretenait avec son maître. Le maître exploitait cette force de travail, la châtiant ou la récompensant selon son bon vouloir. Les esclaves étaient dépendants des désirs du maître : ils n’avaient aucune existence sexuelle autonome et il n’existait aucune relation officielle entre les esclaves. En revanche, les rapports sexuels autorisés étaient imposés par le maître. Cela pouvait être une relation homosexuelle de l’éraste libre actif avec un éromène esclave passif, l’inverse faisant l’objet d’une interdiction officielle, ou une relation hétérosexuelle avec le maître, voire la maîtresse. L’esclave était donc chosifié, il était un corps ou sôma. Si les esclaves fugitifs pouvaient être marqués au fer rouge, et les prisonniers, esclaves potentiels, recevoir la marque de la cité (par exemple, à la fin de la guerre de Samos en 440/435, les Athéniens marquèrent les Samiens de la chouette sur le front), l’esclave ne portait pas la marque de son propriétaire. Cela s’explique par l’accélération des activités économiques nécessitant l’interchangeabilité des corps productifs et donc leur anonymat sur le marché. Le propriétaire était en outre responsable de son esclave, il devait par exemple réparer les dommages que celui-ci avait causés. Cette responsabilité liait indéniablement l’esclave à son propriétaire, elle dénote aussi le caractère indispensable de l’esclave pour le citoyen puisqu’il s’engageait à payer pour ses fautes.

2.2. L’esclave fait le citoyen

Si l’esclave était dépendant du citoyen, le citoyen n’avait-il pas besoin de lui afin de s’affirmer comme tel ?

A Sparte, les signes extérieurs qui stigmatisaient l’esclave étaient un moyen de valoriser le citoyen : les hilotes portaient des vêtements dégradants constitués de peaux de bêtes qui marquaient extérieurement leur statut. Il portaient également une coiffure en peau de chien comme l’indique Myron de Priène, le chien symbolisant dans l’imaginaire grec la servitude et la velléité. Lors des syssities, ils devaient s’enivrer afin de faire rire les Homoioi par leurs gestes et paroles burlesques, ce rire était normalisateur et intégrateur pour les Egaux. A Sparte de même qu’à Athènes, les citoyens se reconnaissaient comme tels par leur statut de propriétaire précédemment détaillé. Ils formaient ainsi une communauté qui n’était plus seulement celle des citoyens libres, mais celle des propriétaires. Ils bénéficiaient de temps puisqu’ils n’avaient pas à travailler – la tâche étant effectuée par les esclaves – afin de s’adonner à la vie politique de la cité. La cité vivait donc, matériellement et politiquement, grâce au travail des esclaves. Enfin, les fêtes étaient un dernier moyen de réaffirmer la supériorité de cette communauté : lors du deuxième jour des Anthéstéries à Athènes, le maître offrait du vin à son esclave, lors des Kronia ils participaient ensemble à un banquet rituel. A Sparte, le même procédé d’inversion avait lieu lors des Hyakinthies, les citoyens régalaient leurs hilotes alors que d’ordinaire, c’était le contraire. C’était un excellent moyen d’entériner la stratification sociale.

Les esclaves ne servaient pas qu’à assurer idéologiquement les citoyens de leur supériorité et de leur unicité, ils participaient aussi à l’éducation du citoyen : lors de l’agogê à Sparte, formation indispensable afin d’accéder à la pleine citoyenneté, un hilote accompagnait et servait l’adolescent (les mothônes). Enfin, lors de la kryptie, mise à mort des hilotes par des adolescents la nuit et dans la nature, les adolescents devenaient des hommes accomplis.

Pour finir, les esclaves pouvaient être de véritables garants de la citoyenneté, et si l’esclave était, comme nous l’avons vu, dépendant de son maître, le maître était aussi dépendant de l’esclave. A Athènes, les esclaves assuraient la survie de la cité, de même qu’à Sparte. C’était le cas lors des syssities. Les syssities sont des banquets ayant une valeur religieuse et sociale qui étaient obligatoires pour les citoyens à partir de leurs 20 ans. Ils devaient chacun fournir par an une certaine quantité d’orge, de vin, de fromage et de figues, ainsi que l’équivalent de 2.5 drachmes attiques. Cependant, si un citoyen n’avait pas les moyens de payer cette obole, il se voyait retirer sa citoyenneté. On mesure alors toute l’importance des hilotes ! Cette importance qui leur était donnée a pu leur permettre certaines formes d’émancipations. D’ailleurs quelles sont les modalités d’émancipation des esclaves ?

3. Quand l’esclave s’émancipe…

3.1. Les esclaves défenseurs de la cité…

Les esclaves étaient polyvalents, et ils servaient parfois à sauver la cité. Servir le citoyen, c’était aussi combattre pour sa cause. On se souvient de plusieurs cas à Athènes comme à Sparte où les esclaves ont combattu aux côtés des citoyens : cependant, cet enrôlement n’était que ponctuel à Athènes et n’était envisageable que dans des moments critiques pour la survie de la communauté. C’était le cas à Marathon, pendant l’expédition de Sicile de 415 et celle des îles Arginuses en 406. La place tenue par l’esclave dans les bataillons variait : il pouvait être seulement compagnon d’armes de l’hoplite ou bien rameur comme aux îles Arginuses.

A Sparte, au cours du Ve siècle, la participation des hilotes à la fonction navale et guerrière était plus systématique. Cela se justifie par le nombre décroissant de Homoioi au cours de la période : en 490, Sparte comptait 8 000 Homoioi, en 418, la cité n’en comptait plus que 3 500. Les hilotes étaient armés et nourris par la cité. A la bataille de Platées, en 479, un Spartiate était accompagné par 7 hilotes selon Hérodote. A Platées, les hilotes défendaient et gardaient seulement les citoyens hoplites, mais à partir de 425 sont mentionnés des hilotes hoplites : les 700 envoyés en Thrace sous l’ordre de Brasidas. S’ils restaient très étroitement encadrés par un corps expéditionnaire, la participation aux combats était un moyen privilégié afin de s’assurer un affranchissement.

3.2. … la voie vers l’affranchissement

Continuons au sujet de Sparte, les sources mentionnant dès 421 des hilotes affranchis, les néodamodéis. Ces derniers auraient été affranchis pour fait d’hoplitisme.[4] A Sparte, l’hilote pouvait aussi gagner sa liberté en l’achetant ou en suivant l’agogê. En revanche, jamais il n’atteignait le rang de Homoioi, tout au plus celui de périèque.

A Athènes, les esclaves ne travaillaient pas tous dans les mêmes conditions,le mineur du Laurion ayant des conditions de travail et de vie bien plus pénibles que le serviteur d’un citoyen de l’asty athénienne. Selon certaines sources athéniennes, l’esclave serviteur à Athènes bénéficiait d’une relative indépendance et pouvait mettre de l’argent de côté afin de se racheter. En outre, les esclaves n’étaient pas exclus de toutes les manifestations religieuses d’Athènes : en témoignait leur participation aux mystères. Cette relative autonomie des esclaves athéniens ne les a pourtant pas empêché de souhaiter l’affranchissement ou de fuir (comme l’indiquent les 20 000 esclaves qui se sont enfuis à la fin de la Guerre du Péloponnèse). Cette autonomie est donc toute discutable. A Athènes également, promesse était faite d’affranchir après la participation au combat. Cependant, l’éventuelle promesse de statut de Platéens, proche du statut de citoyen, aux esclaves rameurs des Arginuses en 406 n’a pas été suivi d’effet. Quant au décret de Thrasybule de 403 accordant le droit de cité aux esclaves ayant combattu au Pirée dans les rangs des démocrates, il a été annulé. En outre, même si l’affranchissement avait bien lieu, cette liberté était limitée : l’esclave était loin d’être l’égal du citoyen et était soumis à toutes sortes d’obligations comme de se présenter trois fois par mois au domicile de son ancien maître, ou d’interdictions comme celle de devenir plus riche que son ancien maître.

Cet affranchissement incomplet peut expliquer la tentation des esclaves a se rebeller. Dans le cas du révolte, ils mettaient alors la cité en danger, et remettaient en cause ses fondements, notamment hiérarchiques.

3.3. Les esclaves menaces

Même si les révoltes d’esclaves étaient rares, ce qui s’explique certainement par leur dispersion dans les multiples cités grecques, certaines ont fait trembler les citoyens. C’est le cas à Sparte des différentes révoltes d’Hilotes. Les Egaux, semble-t-il, se déplaçaient toujours avec leur lance, défaisaient chez eux la courroie de leur bouclier de peur qu’un hilote ne s’en empare et s’enfermaient dans leur maison. Thucydide résume ainsi la situation : « car le principe essentiel de la politique des Lacédémoniens à l’égard des hilotes a toujours été principalement dictée par le souci de s’en protéger ». Si selon Edmond Lévy les historiens contestent cette Sparte toujours sur le qui-vive, il est indéniable que les hilotes ont pu se présenter comme une véritable menace. La résistance hilote était plutôt latente, profitant des circonstances favorables pour manifester une conscience commune (ce qui permet à l’historiographie moderne de parler de « classe pour soi » concernant les hilotes).

Les moments privilégiés ont été : Marathon en 490, où les Spartiates arrivèrent en retard, et surtout 464, date du terrible tremblement de terre qui tua, c’est certain, plus d’hilotes que de Homoioi. Mais les hilotes en profitèrent pour faire défection et les Spartiates menèrent un combat acharné. Thucydide détaille le siège du mont Ithômé, notamment grâce à l’aide athénienne. Nous connaissons ensuite la manière peu diplomatique avec laquelle les Spartiates, paranoïaques, congédièrent les Athéniens. La peur des hilotes pouvaient mener à des excès comme l’indique le massacre de 425 : l’affranchissement était promis aux 2000 hilotes qui furent massacrés. Il apparaît donc que si le premier épisode fait bien apparaître un danger hilote, le second tient plus de la psychose que de la véritable menace.

En conclusion, il est clair que l’esclavage est largement ancré dans les mœurs de la Grèce classique, assurant une affirmation identitaire de la cité et du citoyen. Ce rôle de l’esclave, finalement outil au service de la cité et de la citoyenneté, lui permet parfois de s’émanciper jusqu’à remettre lui-même en cause la suprématie citoyenne.

Notre conception est fort éloignée de celle de l’époque classique et il nous est difficile de concevoir que personne n’ait contesté ce qui nous semble aujourd’hui un crime contre l’humanité. Selon Marie-Madeleine Mactoux, les historiens récents ont bien essayé de dresser le sophiste Antiphon contre l’esclavage : mais selon elle, il soulignait au contraire la valeur absolue des différenciations entre citoyen et esclave. On a aussi essayé de faire d’Euripide un adversaire du servage, alors qu’il ne l’a vraisemblablement jamais été. Quant aux comédies, elles ne parviennent à penser une société sans esclave (comme le montre la cité idéale, Coucouville-des-Nuées des Oiseaux d’Aristophane). Dans certains cas, dont celui de l’esclavage, il est bien difficile de « se mettre dans la peau d’un Grec » pour garder l’expression de Jean-Pierre Vernant, et comprendre ne serait-ce que la symbolique qui habite l’esclave : il est le Barbare, l’opposé du citoyen libre, l’affirmation identitaire de ce citoyen, et surtout la propriété de la cité toute entière. L’illustre cette phrase de l’orateur Lysias lorsqu’il cherche à obtenir la condamnation de l’esclave Nicomachos : « Tu regardes la ville comme une propriété, toi qui en es l’esclave. »

[1] Les Grecs n’ont que très peu de considération pour l’étranger, l’époque classique contrastant en cela avec l’époque archaïque, c’est-à-dire pré-guerres médiques. Pendant cette dernière période, la curiosité et la xénia (l’hospitalité) disposaient les Grecs à se montrer accueillants et chaleureux avec les nouveaux venus. Mais après les Guerres médiques, double expression de l’agressivité extérieure, l’étranger est plutôt considéré avec méfiance.

[2] On retiendra la similitude avec le commerce négrier du XVIIIe siècle.

[3] Ces hilotes ont une origine discutée : selon Thucydide, « la plupart des hilotes étaient des descendants des anciens Messéniens réduits au servage [après avoir été vaincus par les Spartiates], ce qui explique que le nom de Messéniens ait été employé pour les désigner tous ». Les hilotes messéniens sont, selon le géographe Strabon, des individus amollis par l’abondance offerte par le paysage, « l’heureuse fertilité (qui) défie toute expression » alors que la culture difficile de la Laconie formait de vaillants et forts Spartiates. Le rapport de supériorité et la réduction en esclavage est ainsi justifié par un déterminisme géographique. La cité grecque s’affirme par l’opposition entre la vaillance de ses citoyens contrairement aux autres catégories sociales, étrangères ou non, considérées comme amollies.

[4] En échange de la participation au combat, les Lacédémoniens promettaient l’affranchissement, comme l’indique cette phrase de Thucydide à l’occasion des événements de Sphactérie : « C’est que les Lacédémoniens avaient invité par de proclamations des volontaires à faire passer dans l’île du blé moulu, du vin, du fromage et tout autre aliment susceptible d’aider à soutenir le siège ; ils avaient fixé pour cela de grandes récompenses d’argent, et promis la liberté à tout hilote qui y parviendrait. » Thucydide ne précise cependant pas si les Spartiates ont tenu leurs promesses.


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Commentaires
D
Mille excuses : Farinelli le castrat a bel et bien existé...comme quoi ça sert ce blog, j'en apprends tous les jours !
D
Bien dit !
A
J'ai pris l'exemple du phénomène de société des castrats et de la selection de première division de foot comme j'aurai pris celui des sectes,des réseaux de pédophilie ou de prostitution actuels.Comme toujours, ceux qui arrivent en tête recoivent gloire(reste à définir la gloire) et/ou argent. Une prostitué lituanienne en Françe peut se faire elle aussi des mois confortables par rapport au salaire moyen de son pays. Reste le système et les mentalités qui conduisent à ce genre de comportements. Ce n'est pas parceque l'on est au vingt et unième siècle que l'on doit crânement s'absoudre de toute autocritique ou même simplement vigilance à l'égard des travers humains, biens humains, donc biens résurgents.Si la richesse de l'esclavagisme est , quelque soit le lieu, le mode ou l'époque, le pouvoir de demander à quelqu'un de vous lécher les pieds en sachant qu'il ne peut pas vous le refuser, la richesse de l'homme reste quand même de pouvoir de lui répondre d'aller se faire foutre.
L
En reprenant le commentaire de Monsieur Didier Goux, je pense également que les joueurs de foot ont des revenus importants, mais également une renommée que n'avaient pas les esclaves grecs, puisqu'ils étaient mis au ban de la société et n'attiraient que le dédain. Nous sommes bien loin de l'adulation des Français pour un Zizou ou un Farinelli (désolée, c'est le premier castrat auquel je pense, même s'il n'a pas existé...c'est pas mon domaine mais je vais me pencher vite fait bien fait sur cette question intéressante) !<br /> Cet article a pourtant pour objectif de démontrer le paradoxe de la société grecque du Ve siècle : les Grecs avaient la fâcheuse tendance à exclure de la cité des couches sociales dont les services étaient vitaux. C'est valable pour les esclaves bien sûr, qui nourrissaient les cités grecques, mais c'est aussi vrai des femmes qui étaient tout simplement bonnes à fabriquer des enfants...mais personne ne me contestera si je dis que c'était bel et bien un rôle fondamental. Rendons par cet article un hommage à tous les exclus de la polis grecque, qui étaient dénigrés alors qu'ils auraient dû être remerciés pour services rendus !!
A
La mutilation imposée, qu'elle prenne la forme d'une émasculation ou d'une consomation d'accélérateurs métaboliques,que ce soit pour une question de survie ou pour accéder à un panthéon, reste un atteinte à l'intégrité de l'individu à caractère obligatoire.
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